Soirée du 10 mai 2007
au Théatre Gyptis 13, Marseille
Article rédigé par Benito Pellegrin dont voici le blog
http://benitopelegrin-chroniques.blogspot.com/
Aymes, Guérinel
Mai s’est achevé non sans mal, non sans maux et malheurs mais nous avons eu la consolation de l’art, de la musique qui a régné à Marseille, et en particulier les musicales du Théâtre Gyptis. En deux soirées consécutives, nous sommes passés du clavecin baroque au clavecin aujourd’hui, en passant par la voix chantée et récitée et des photos magnifiques projetées de Philippe le Bihan, poésie des mots, des couleurs sépia des images, du sens et des sons se répondant : bonheur des sens et de l’esprit.
Synesthésies
Pour mettre en regard, en « écoute », les créations mondiales de Lucien Guérinel, Jean-Marc Aymes, avait d’abord choisi de présenter diverses œuvres baroques comme un vaste portique, un arc sympathique embrassant, en un seul exécutant, lui-même au clavecin, les XVII e et XX et XXI e siècles. Il ouvrait le jeu, le jet d’eau baroque avec la Toccata ottava de Girolamo Frescobaldi (1583-1643), sur un fond de bois de haute futaie rêveuse, scintillante fraîcheur d’argent du clavecin sur la rafraîchissante photographie, poussière irisée de notes auréolant Jean-Marc, toujours allantes, évolutives et jamais répétées comme un refus de ce regret en arrière, presque correctif, que sera plus tard le da capo. Le Capriccio di durezze jouait et explorait des sonorités heurtées, belle preuve de l’inventivité de ce premier baroque. Françoise Chatôt prêtait sa voix ronde aux ondes d’une ode contemporaine de Théophile de Viau. La Suite en sol de Johann-Jakob Froberger (1616-1667), avec ses quatre danses, tonalité et structure enfin fixées sinon encore figées au cours de ce siècle, offrait la variété rythmique, les contrastes de tempi et la fantaisie propres au genre, une exploration heureuse des possibilités de l’instrument. L’Adieu d’Yves Bonnefoy, dit par Chatôt, faisait la transition, finalement naturelle, avec la musique de notre temps pour le même instrument.
La Passacaglia ungharese de Gyorgy Ligeti (1923-2006) était l’exemple même de cette musique contemporaine, généralement émancipée de la tonalité, qui cherche dans la contention rigide d’une forme « classique » (en fait baroque), à contenir le vertige de cette ouverture d’horizons nouveaux, la passacaille de la suite baroque, étant cette tradition espagnole d’un schéma rythmique strict et d’une basse obstinée, allié à la variation géométrique toutes les huit mesures : ainsi la mélodie hongroise initiale était subtilement exposée et transmutée presque alchimiquement dans ses possibles. Le Continuum, était un vertigineux ostinato, un perpétuel battement entre deux intervalles conjoints, un frémissement, un frisson, un trille infinitésimal parfois aux limites de l’aigu aux potentialités presque infinies, sans début ni fin, exigeant une finesse, un féerique doigté de l’interprète : la prestesse, la prestidigitation de la prouesse. Sur de toujours changeantes et toujours poétiques projections de Le Bihan, embrumées d’une sorte de patine ancienne, un poème de Saint- Perse John, Exil, détaillé par Françoise, nous rapprochait des deux créations de Guérinel.
Création mondiale : Lucien Guérinel
En fait, une suite en cinq parties dont manquait ici le corps central, remplacé par deux poèmes de Guérinel lui-même (Entre flamme et sang, Pour qui les mots), compositeur dont la poésie n’est pas un superficiel « violon d’Ingres » mais le souffle même, la respiration, l’inspiration inséparable du chant, de la voix, de la vie : une façon d’être dans le monde. La première pièce, Cadence, si le titre réfère, littéralement, à une ‘chute’, à une fin, ou à la ponctuation qui articule les phrases musicales, une ornementation virtuose de la voix ou de l’instrument, par sa liberté même, était le bras de l’arche qui, avec le second, la dernière pièce Capriccio, aussi libre en fantaisie capricante, embrassait deux récitatifs Recitativo 1 et Recitativo 2, qui dans leur langue italienne même, réfèrent à l’opéra, au parlé-chanté, à une parole absente ici mais qui hante depuis toujours l’œuvre de Guérinel, et miroir tendu à la première partie du concert baroque. Il serait présomptueux, à une première et seule écoute, de parler sérieusement, profondément, de cette exploration de toutes les possibilités d’un instrument qu’on situe toujours dans le temps, mais que Manuel de Falla, il y a longtemps déjà, fit entrer dans la modernité pour Wanda Landowska qui en avait ressuscité « le noble ferraillement ». Disons que Guérinel renoue avec l’inventivité foisonnante du Baroque, une suprême liberté, le récitatif n'étant pas non plus inféodé à une forme fixe mais serpente voluptueusement sur des phrases, des phrasés même absents, ligne en zigzags, en échos harmoniques, contrapunctiques serrés du grave à l’aigu, zébrant d’éclairs fulgurants des nuées denses de grappes de petites notes comme des clusters, au milieu de suspensions à la Webern, sentiment ou sensation de constellations irradiant insolitement, soleils de nuit, dans une nocturne apesanteur : paroles trop rationnelles et trop simples pour dire la sensualité et la sensibilité de cette musique complexe mais immédiate en fait. Et que dire de l’interprète, magicien décryptant pour nous sur son clavier les routes lisibles de cette souvent déroutante et énigmatique nuit lumineuse de Guérinel ?
© Philippe Le Bihan - 2007-2024