Paul Strand est un grand photographe américain qui vécut de 1890 à 1976. Vous trouverez beaucoup d'informations sur lui grâce à Internet, mais très souvent en anglais.
Je vous propose sur cette page :
Document personnel
Courrier d'Hazel Strand daté du 17 juillet 1976
"Under the dark cloth" est un film réalisé par John Walker et consacré à Paul Strand.
Ce film n'est a priori disponible qu'en DVD zone 1.
Mais ci-dessous, un lien Vimeo vous permet d'en regarder un extrait, et aussi de l'acquérir pour un montant raisonnable.
Ci-contre, la traduction quasiment complète de Martin Page.
Photo-Revue (sans doute), Michel Kempf - Numéro de ?? 1976
... Une réalisation exemplaire exclut tout ce qui est procédé, truquage, retouche ;
on ne peut y parvenir que par l'emploi des méthodes de la photographie pure.
Paul Strand 1911
Les plaques au gélatino-bromure d'argent de M. Maddoz venaient de remplacer celles au collodion humide, l'ère de la photographie moderne pouvait commencer. Paul Strand naît à New York en 1890.
Le petit-fils d'émigrés d'Europe Centrale fréquente l'Ethical Culture School, quand en 1906, un professeur de biologie décide de créer des cours facultatifs de photographie. Paul Strand se présente avec quatre ou cinq garçons de son âge dans le petit laboratoire de fortune aménagé dans les greniers du collège. Le professeur s'appelle Lewis W. Hine. Il se rendra célèbre cinq ans plus tard en réalisant les premiers reportages photographiques à caractère social sur le travail des enfants dans les mines et dans les filatures. En 1907 Lewis W. Hine emmène ses élèves visiter la « Photo-Cession » à la galerie 291, lieu d'exposition de photographies fondé en 1905 par Alfred Stieglitz au 291 de la 5e Avenue. La rencontre avec des oeuvres de Stieglitz, Steichen, David Octavias Hill, Clarence White et d'autres va être décisive : Paul Strand sera photographe.
Après avoir exercé divers métiers et être allé en Europe, Strand se consacre totalement à la photographie, et en 1915 il présente ses travaux à Stieglitz qui déclare enthousiasmé : « Le travail est brutalement direct, dépourvu de toute tromperie, dépourvu de truquage et de tout « isme », dépourvu de toute tentation de mystifier un public ignorant, les photographes eux-mêmes inclus. Ces photographies sont l'expression directe d'aujourd'hui. »
Et Stieglitz ouvre la dernière exposition de la galerie 291 aux tirages au platine de Paul Strand. Ce lieu de rencontres et de recherches avait fait connaître au public de New York les oeuvres des grands photographes, mais aussi l'art nègre, les croquis de Rodin, les peintures de Cézanne, les sculptures de Matisse, les lithographies de Toulouse-Lautrec et les oeuvres cubistes de Braque et de Picasso que Steichen envoyait de Paris.
Paul Strand a 26 ans, les photographies de cette époque montrent des scènes de rue émouvantes et misérables et des recherches abstraites, c'est l'époque de « l'Aveugle » et de « la Barrière blanche ».
Pour photographier les gens dans la rue à leur insu, Paul Strand utilisait un objectif factice monté sur le côté de son appareil. Cette astuce de voyeur peut surprendre chez un homme aussi intègre que Paul Strand, mais ce stratagème de voleur d'images correspondait à un double respect
- Respect de l'homme : Strand n'a pas la prétention de faire tomber le masque, de violer l'intimité de ses personnages, de les percer à jour en leur braquant sous le nez son énorme Graflex, c'est une approche généreuse.
- Respect du sujet : Paul Strand sait que le photographe, par sa présence modifie le sujet, intervient sur le cours de la réalité, change le déroulement des choses. Le témoin refuse de provoquer l'objet de la photographie : c'est une démarche honnête.
C'est dans cet état d'esprit de respect et de soumission au sujet que Strand réalise la prodigieuse photographie de la femme aveugle, qui, avec la pancarte « BLIND » semble porter sa propre légende.
En 1916 Paul Strand photographie à Port Kent une barrière blanche. Cette image vraisemblablement inspirée par les cubistes que Stieglitz venait de faire connaître, marquait une rupture totale avec les photographies de paysages pictorialistes. Paul Strand a modifié notre vision, après « la Barrière blanche », rien ne pouvait plus être tout à fait comme avant. L'histoire de la photographie retient cette image comme un jalon même si d'autres telles celles de Frédéric Evans et Eugène Atget en Europe, avaient déjà ébranlé l'édifice du Pictorialisme auquel Edward Weston portera le coup de grâce.
En 1917 les deux ultimes numéros de « Camera Work », première grande revue de photographie célèbre pour la qualité de ses reproductions, et fondée en 1902 par Stieglitz sont consacrés à l'oeuvre de Strand. C'est l'époque, où découvrant la grande beauté des mécanismes de précision, il réalise une série de gros plans de machines-outils. En 1918, Strand termine la guerre comme technicien des rayons X dans un service sanitaire de l'armée américaine. En 1919 il voyage en Nouvelle-Ecosse et photographie des rochers. Ces images qui nous sont maintenant familières surprirent beaucoup par leur nouveauté; que l'on pût photographier la matière et la texture des pierres en gros plan à une époque où beaucoup voulaient enfermer Picasso chez les fous, dérouta les spectateurs les mieux disposés.
En 1921, il réalise en collaboration avec le peintre Charles Sheeler « New York the Magnificent » son premier film dont Nancy Newhall dit : « Les prises de vues sur la grande métropole impressionnèrent le monde entier. Pour la première fois on saluait un film documentaire qui avait adopté une approche à la fois abstraite et poétique.
Puis Strand achète une caméra de cinéma Akeley (dont il photographiera les organes mécaniques en gros plans) qui lui servira à filmer des bandes d'actualité en « free lance » pour diverses compagnies cinématographiques.
En 1923, lors d'une conférence devant les étudiants de l'école photographique de Clarence White, il insiste sur la nécessité de libérer la photographie des influences de la peinture. A cette époque les expositions de photographies vantaient les tirages « sanguine » sur papier vergé, montraient flous, des nus à moitié drapés, présentaient sur gomme bichromatée, des femmes, portant une cruche à la fontaine, pompeusement baptisées « Esclave grecque » ou pire encore. Colorado, Nouveau-Mexique, Nouvelle-Angleterre, Maine, entre 1926 et 1930 chaque voyage de Paul Strand est l'occasion d'une série de paysages qui sont autant d'images solides, puissantes, images qui se laissent découvrir lentement. Aucune photographie de Strand n'est brillante pour être brillante. En ce sens, écrit Léo Hurwitz, ses images sont impersonnelles, seulement voilà, elles sont habitées par une forte émotion.
Son approche est des plus simples, refusant toute virtuosité tape-à-l'oeil, renonçant à se forger un « style » à coup de filtre à facettes ou de buée exhalée, il n'a pas recours aux gadgets clinquants pour chercher à être différent, il est différent.
Il est d'ailleurs très remarquable que Paul Strand soit l'homme d'un seul appareil. Toute sa vie il a travaillé avec le même Graflex Folmer et Schwing Eastman, dont il a tiré longtemps des épreuves par contact. Le gros outil était devenu le prolongement naturel de l'oeil et du coeur de l'homme, le photographe faisait littéralement « Centaure » avec son appareil.
Entre 1930 et 1940, Paul Strand effectue de fréquents voyages au Mexique. Quelques photographies réalisées en cette période seront publiées en 1940 sous le titre « Mexican Portfolio », superbe édition à tirage limité.
C'est pendant son séjour au Mexique que Paul Strand se verra confier, par le directeur des Beaux-Arts, la responsabilité du tournage du film « Les révoltés d'Alvarado », évocation poignante d'une grève des pêcheurs de Vera Cruz.
On ne peut s'empêcher de comparer les itinéraires de Paul Strand et d'Edward Weston. Ils connurent tous deux la « révolution culturelle » mexicaine, et chacun, à une extrémité du continent américain, ils oeuvrèrent obstinément à définir de la photographie sa propre spécificité. Si les images de Weston, servi en Californie par une nature généreuse dans sa démesure, semblent plus flatteuses, la quête des deux hommes est identique. En 1929, Weston écrivait dans son journal : « Je viens de voir le catalogue d'une exposition de Paul Strand, ses sujets : des arbres, des rochers, lui sur la côte atlantique, moi au bord du Pacifique... nos titres sont les mêmes, je me demande en quoi nos travaux diffèrent en vision et en technique. » Puis comparant son oeuvre à celle de Strand, il conclut : « Il n'est pas important de savoir si un homme est supérieur a un autre, ce qui est important c'est de savoir s'il est aujourd'hui supérieur à ce qu'il était lui-même hier. Après avoir réalisé d'autres films et rencontré Eisenstein à Moscou, Paul Strand revient définitivement à la photographie en 1943. En 1945, le musée d'Art moderne lui consacre une importante exposition. En 1950, paraît son premier livre de photographies « Time in New England ». Désormais le livre sera le support, la destination du travail photographique de Paul Strand. A cette époque la chasse aux sorcières inquiète nombre d'artistes et Paul Strand qui aime profondément l'Amérique, celle de la liberté à l'effigie de Bartholdi, celle de John Brown, mort en Virginie nous dit la chanson, doit se résoudre à l'exil. Il se fixe à Orgeval près de Paris, d'où il réalisera une série de grands reportages à travers l'Europe, qui seront autant d'albums édités. En 1950, c'est avec un texte de Claude Roy « La France de profil ». En 1955, Luzzara, petit village italien de la plaine du Pô lui inspire « Un Paese » réalisé en collaboration avec l'écrivain Zavattini, natif de Luzzara. En 1962, avec Basil Davidson, c'est « Tir A M'hurain », les Hébrides, chapelet d'îles au large de I`Ecosse. Terre de granit aux hommes rudes, francs buveurs de whisky, chaumières perdues sur la lande battue par le vent, tourbières fumantes, jamais peut-être l'attachement de Strand à la terre-soil, en anglais - c'est-à-dire à la fois terroir et terre qui colle aux souliers - n'avait trouvé un décor autant à sa mesure.
Entre chaque voyage Strand constitue une galerie de portraits d'écrivains et d'artistes français, Malraux, Sartre... Et les voyages continuent : Égypte, Roumanie, Afrique...
En 1972, le principal de l'oeuvre de Paul Strand a été réuni en deux très beaux livres édités par Aperture à New York. Ces ouvrages furent d'ailleurs primés la même année par le jury du festival d'Arles.
Paul Strand est un géant, son oeuvre de soixante années a toujours collé comme un calque parfait à l'histoire de la photographie. Léo Hurwitz écrivait en 1940 dans la préface du Mexican Portfolio : « la photographie a été la vie de Paul Strand. C'est l'instrument grâce auquel il a pénétré les replis de la nature et des hommes, c'est l'outil au moyen duquel il a transmis au monde ce que I`oeil le plus perceptif a vu, ce que la sensibilité la plus ardente a ressenti, ce que la compréhension la plus lucide a hurlé. C'est le langage dans lequel il a écrit le plus moderne des hymnes à la force et à la dignité des hommes, à la sourde violence et à la beauté de la nature. »
PAUL STRAND, A Retrospective Monograph, The Years 1915-1946.
Éditions Aperture, Inc. (Elm Street, Millerton, N. Y. 12546, USA). Un vol. 25 X 30.5 cm, 156 pages, texte anglais. 124 photos noir et blanc, couverture cartonnée toilée, jaquette illustrée. Prix : 292 francs, y compris le second volume.
Revue x, Auteur y, entre 1972 et 1976
C'est en ouvrant un livre comme celui-ci qu'on se rend compte de l'ignorance des foules en matière de photographie. Faites un sondage prenez 1 000 personnes au hasard dans la rue, demandez leur qui est Paul Strand ! Vous aurez de la chance si vous en trouvez une capable de prononcer le mot « photographe » !
Paul Strand est pourtant l'un des plus grands artistes du XXe siècle. Il est né à New York en 1890. Sa première exposition date de 1916. Dès ses premières oeuvres, les critiques se rendirent compte de ses étonnantes qualités ; chacune de ses photographies est un tout complet. Elle est riche d'un potentiel d'information dans son contenu, et, dans sa forme, elle nous livre un équilibre (ou une opposition) des volumes que ne renieraient pas les peintres les plus cotés.
Ce premier tome nous offre un survol des années 15 à 46. Il paraît à l'initiative de la société Aperture, une organisation à buts non lucratifs dont la vocation est de favoriser la diffusion et de populariser par tous les moyens possibles les oeuvres des grands photographes.
PAUL STRAND, A Retrospective Monograph, Vol. Il The Years 1950-1968.
Éditions Aperture, Inc. Un vol. 25 X 30,5 cm, 384 pages, 183 photos noir et blanc, couverture cartonnée toilée, jaquette illustrée.
L'extraordinaire beauté et le souffle poétique se dégageant des clichés de Paul Strand apportent un dépassement nouveau. Souvent, en regardant un album, on pense : « C'est beau, mets on se rend compte que la photographie permet tout sauf le rythme... » Or de nombreux arts sont bâtis - en partie - sur le rythme la poésie, l'art dramatique, la musique, le cinéma...
Chez Paul Strand, le rythme est sous-jacent. Ce diable d'homme arrive presque à le suggérer. Lorsqu'un photographe prend un cliché, il ne fait en général qu'isoler, par un instantané, un moment de vie, un fragment d'un tout. Il sélectionne, choisit et ne nous apporte en définitive qu'un morceau. Chez Paul Strand, rien n'est isolé, séparé, démantelé. Au contraire, chaque vue donne l'impression d'être toujours en relation intime avec son contexte. Elle vit de sa vie propre, le plus souvent paisible. Souhaitons que le prix ne vous fasse pas reculer devant l'achat de ces deux volumes. Ce prix est très modique si l'on considère la qualité de l'impression et de la reproduction de ce que, nous n'hésitons pas à appeler des chefs-d’œuvre. Et cela ne vous met la photographie qu’à 87 centimes (NDLR : de francs 1972) pièce !
Sa dernière interview
Gerry Meaudre, Le nouveau Photo-cinéma, Numéro de ?? 1976
Jeune photographe, de parents anglais, né à Toulon, fait sa dernière année à l'école de photo Trent Polytechnic. Pour sa thèse de fin d'étude, il a choisi Brassaï et Paul Strand qu'il a rencontrés et étudiés. Cette interview, sans doute la dernière du grand photographe américain, a été recueillie à son chevet peu avant sa mort.
Rencontrer Paul Strand est certainement un grand privilège et un événement inoubliable pour un jeune photographe. Strand, dernier géant des pionniers de la photographie moderne, compagnon de Stieglitz, Steichen et Weston, artisan d'éthique médiévale, allia la clarté de vision et la rectitude d'esprit à la compréhension de l'homme et son milieu. Avant même de faire l'éloge ou la critique de sa vision photographique, un seul mot pour définir le motif de la quête qui l'emmena de la Nouvelle Angleterre au Mexique, des Hébrides à l'Italie : dignité, dignité de l'homme et de son travail.
Il n'y a pas une seule photographie qui ne transporte ce sentiment frisant parfois même le romantisme, ou, comme certains de ses détracteurs l'ont écrit : l'esthétisme figé. Mais peut-on accuser un homme de trop bien faire quand il a dévoué sa vie à un art ou plutôt à un « craft » comme il se plaisait à l'appeler lui-même ? Strand toute sa carrière chercha uniquement à maîtriser les quelques outils qui avaient été mis au service de ses yeux : techniques de prise de vues, de tirage et de reproduction ramenées à leurs principes les plus simples et les plus précis ; démarche d'un artisan le poussant aux compositions impeccables, aux tirages lumineux, pour arriver à transmettre de la manière la plus forte sa vision du monde.
Paul Strand s'installa en France quelque vingt-cinq ans auparavant, et il est honteux de penser qu'il n'a jamais reçu la reconnaissance de l'État, des musées nationaux si ce n'est maintenant qu'il s'est éteint. Chauvinisme, paresse, pagaille des organismes responsables, qui sait? Cela n'a plus beaucoup d'importance à présent, et ne laisse qu'un arrière-goût d'absurde et d'écoeurement à l'heure où les collections et les festivals s'arrachent les photographes étrangers, pour la plupart américains...
Strand, de son vivant, resta toujours discret à ce sujet, préférant en homme de dignité et de courage poursuivre sans se lasser sa recherche photographique dans son merveilleux jardin d'Orgeval, dans son laboratoire, et la publication de sa monographie.
On comprend alors son respect et son admiration pour un Tony Ray Jones, photographe britannique devenu célèbre une fois mort après s'être battu toute sa vie contre une situation précaire, une santé fragile et l'indifférence de la presse et des organismes artistiques. Quelques jours après Noël, alors qu'il lui était demandé une fois de plus de parler de ses travaux, il rappela rapidement les différentes étapes de sa vie puis, expliqua quelques-unes des idées et principes qu'il avait toujours pensés justes au sujet de la photographie.
Paul Strand
Je commençais à m'intéresser à la photographie alors que j'avais à peu près 17 ans, et c'est après être allé à la galerie 291 de Stieglitz et avoir vu les travaux de Steichen, Gertrude Kasebier et Clarence White, mais aussi Picasso, Matisse et autres artistes révolutionnaires européens, que je décidai de me consacrer entièrement à cette chose appelée photographie. Beaucoup d'aspects de la photographie étaient alors inconnus à cette époque ; l'oeuvre d'Atget, qui est un des plus grands photographes qui eussent jamais vécu, était pratiquement inconnue à part quelques personnes de la bibliothèque française qui avaient demandé à ce vieux monsieur qui semblait un bon photographe de photographier les différents arrondissements de Paris. Malheureusement, il apparut être un grand artiste, capable de représenter la ville d'une manière absolument unique, comme personne n'avait jamais été capable de le faire avant et après lui.
Tony Ray Jones comme Chopin ou Pouchkine
C'est avant et après que sont les mots clés de la créativité, parce qu'il n'y a rien de secret dans quelque moyen d'expression que ce soit : la pâte à peinture, c'est la pâte à peinture, et l'image photographique est l'image photographique. Pour moi, le problème semble être qu'il y a maintenant beaucoup plus de non-art que d'art, produit de par le monde. Je ne sais pas quel est le pourcentage, mais je sais qu'un Tony Ray Jones est absolument un oiseau rare. Un artiste au potentiel merveilleux, aussi remarquable que certains autres jeunes gens qui n'ont jamais vécu assez longtemps, pour plaire à qui que ce soit de leur vivant, comme Chopin ou Pouchkine. D'une certaine façon, ils ne vécurent que la moitié de leur vie, mais prouvèrent qu'ils avaient une vision du monde dans lequel ils vivaient, qui était unique et que personne n'avait perçue avant eux. Quand je vis les travaux de ce jeune photographe, je fus bouleversé par la clarté qui le guidait dans son exploration photographique, que je considère comme étant la plus intéressante des dix dernières années.
La photographie n'a que 150 ans
La grande question est : qu'est-ce que quelqu'un veut, essaie de dire ? Il n'y a pas tellement de gens qui ont quelque chose à dire, mais il y a beaucoup de gens qui veulent essayer de dire quelque chose, et le futur appartient à ces quelques personnes parmi des milliers qui s'essaient à peindre, à faire des sérigraphies, des photographies et autres représentations graphiques. Mais cependant quelque chose de très précieux est acquis à présent : plus personne ne peut nier qu'un appareil photographique, mis entre les mains de certaines personnes peut-être un instrument d'intérêt et de fascination pour des milliers d'autres. Certaines photographies sont parfaitement à leur aise dans l'arène des Arts Expressifs, et sont maintenant acceptées par tous. J'avais l'habitude de répéter, mais je ne le dis plus maintenant, parce que cela va de soi, une photographie doit pouvoir s'accrocher , à côté d'un Rembrandt et garder toute son émouvante qualité et son contenu d'oeuvre artistique. La photographie n'est qu'une nouvelle méthode technique de créer des images du monde; mais elle prend une dimension bien plus importante, mise au service d'un bon artiste. Il y en a eu beaucoup, pas des milliers, mais il n'y a pas eu des milliers de grands peintres non plus, et la photographie n'a que 150 ans.
C'est à peu près tout ce que j'ai à dire... en ce moment.
Question : voyez-vous un conflit dans la photographie documentaire, entre le sujet et la représentation que vous en donnez, le document et l'objet d'art ?
Non, je n'en vois pas, mais je pense que le mot objet est encore très difficile à définir. Des morceaux du Parthénon ou des bas-reliefs égyptiens ont été mis dans des musées, non comme des documents, un moyen de reconnaître comment les Grecs construisaient un temple, mais comme l'expression de certains individus vivant à une époque lointaine, et cherchant à représenter leur vision du monde. Une chose qui devient un objet d'art dépasse son aspect documentaire. Elle possède quelque chose que nous appelons beauté, quelque chose d émouvant. En d'autres termes, elle a une qualité qui fait que les gens l'aimeront ; cette qualité se perpétuera à jamais et il y aura toujours des gens pour l'aimer. Si cet objet n'est pas pétri de cette qualité, il ne contient que quelque chose existant déjà quelque part dans le monde ; ainsi certaines personnes l'aimeront, d'autres pas. Seul reste le fait qu'il y a une différence entre l'art et le non art, même si le moyen d'expression reste le même. De nos jours, n'importe qui peut utiliser correctement un appareil photographique, mais qui, peut passer d'un enregistrement de la réalité à une oeuvre d'art ? Une oeuvre d'art possède cette importance vitale qu'est l'approfondissement de notre connaissance du monde. Je vois beaucoup de photographies aujourd'hui qui sont bien faites, illustrant un certain point de vue, mais si je ne les voyais qu'une fois et n'avais pas l'occasion d'y revenir, j'en serais tout aussi satisfait.
Mais je ne vais pas essayer d'expliquer ici la différence entre un Atget et ces photographies-là.
Quelques-unes des photos d'Atget sont au rang des plus grandes images photographiques jamais faites. Elles ont atteint cette situation, et cela comme toute oeuvre d'art, par le fait qu'elles ont été filtrées d'une part par un procédé historique, et d'autre part par la race humaine, qui retient et protège tout ce qui a un intérêt et une signification éternelle. Mon exposition rétrospective va s'ouvrir dans quelques semaines à Londres, elle me permettra de montrer aux gens ce que j'ai vu pendant mon passage sur cette terre, qui a déjà duré 85 ans.
Je vous laisse cet héritage
Je vous laisse cet héritage, ce que j'ai essayé de faire avec ce nouveau moyen d'expression appelé photographie. Il m'a fallu 5 ans pour rassembler et mettre au point les deux volumes de ma monographie. J'en suis bien entendu très heureux, mais d'une certaine façon, c'est encore plus important pour la photographie que ce l'est pour moi, car j'ai toujours été intéressé par-dessus tout à établir le fait une bonne fois pour toute que la photographie, moyen d'expression relativement nouveau, est capable d'explorer notre monde aux richesses inépuisables et qu'il en sera ainsi aussi longtemps que des gens apparaîtront avec quelque chose de nouveau à dire et une vision originale comme par exemple Tony Ray Jones. Beaucoup s'y essaient, peu le sont, mais quand ils apparaissent, ils devraient être reconnus et aidés.
Orgeval, Janvier 1976.
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